Entre Marguerite Duras et moi !«les routes du vieillissement ».
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Entre Marguerite Duras et moi !
«les routes du vieillissement ».
Avec le temps, l’âge et le mûrissement, me viennent toujours à
l’idée d’avoir des idées nouvelles, de créer de nouvelles choses, d’acheter des objets que j’aime et, de penser que ma vie se
prolongera éternellement.
Parfois en me regardant je me dis: “ceci ce n’est pas mon visage”.
Il s’est détruit, avec le temps et les tempêtes.
Aussitôt me vint à l’idée un texte de Marguerite Duras, justement
sur la destruction. Elle se regarda dans son miroir et, il lui montra
les routes du vieillissement :
...Ce vieillissement a été brutal. Je l’ai vu gagner mes traits un à un... Ce visage là, nouveau, je l’ai gardé. Il a été mon visage. Il a vieilli encore, bien sûr, mais relativement moins qu’il aurait dû. J’ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne
s’est pas affaissé il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J’ai un visage détruit... »
Rosario Duarte da Costa
Copyright
18/03/2012
Travail PDF canadien!
«Simulacre d’une présence»:
le vieillissement chez Marguerite-A. Primeau,
Gabrielle Roy et Simone Chaput*
par
Estelle Dansereau
University of Calgary
Calgary (Alberta)
RÉSUMÉ
Jamais dans notre culture, les outrages du
vieillissement ont-ils été perçus et anticipés avec plus
d’angoisse. Il est donc important de faire connaître les
récits de vieillesse, ceux qui explorent toutes les facettes
de ce stade de la vie et qui refusent de reproduire le
discours patriarcal dévalorisant l’âge avancé, en
particulier au féminin. À cette fin, l’article analyse trois
récits relatifs à l’Ouest canadien ayant comme
protagoniste une vieille femme: les nouvelles «Une
veille de Noël» de Marguerite-A. Primeau, «La route
d’Altamont» de Gabrielle Roy et «Chair» de Simone
Chaput. Ces récits de vieillesse présentent des histoires
de vieilles femmes qui vivent leur vie (ou leur mort)
dans le plein élan de l’existence. En offrant un défi
lyrique au discours culturel dominant de déchéance et
de perte, en y contrastant une vision complexe de
vieillardes avides de désir et de vitalité, les trois récits
soulignent la représentation de subjectivités valorisées.
ABSTRACT
Because today more than ever our culture views the
onset of old age with apprehension and often with fear,
stories that make us look critically at all aspects of this
stage of life are doubly important, in particular those
CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST
VOL. 17, N
os
1-2, 2005, p. 45-59
* Version remaniée d’une communication présentée lors de la
Fourteenth Biennial Conference of the American Council for Québec Studies
«Québec: New Worlds / Nouveaux Mondes», qui a eu lieu à Québec
du 18 au 21 novembre 2004.
that decline to reproduce patriarchal discourses that
devalue advancing age in women. The author studies
three stories by Western Canadian writers whose
protagonists are old women: «Une veille de Noël» by
Marguerite-A. Primeau, «La route d’Altamont» by
Gabrielle Roy and «Chair» by Simone Chaput. These
stories show old women who live their lives (or their
deaths) on their terms as vital and desiring beings.
These three stories challenge a dominant discourse of
decay and loss, and offer in contrast a complex portrait
of vital subjects with a valued place and social function.
Jamais dans notre culture, les outrages du vieillissement
ont-ils été perçus et anticipés avec plus d’angoisse. Comme le
rappellent incessamment de nombreux événements
médiatiques actuels, les sociétés occidentales ont
traditionnellement opposé vieillesse et jeunesse et ont
sémantisé ce premier terme de la binarité comme perte,
comme déchéance suscitant l’inquiétude, le refus, la
répression. Entre temps, l’identité «authentique» ou le visage
de référence reste jeune puisque l’intégrité narcissique du
sujet est dite logée dans la jeunesse, temps de vitalité et de
créativité. Même l’invincible féministe et intellectuelle
Françoise Giroud s’observe vieillir avec réticence et décrit
ainsi ses regrets dans
On ne peut pas être heureux tout le temps
:
Comment cela peut-il m’être arrivé à moi? À moi?
On a un corps fier, dru, on est invulnérable à la fatigue,
on irradie une énergie communicative, on reçoit des
coups mais on se redresse, on prend des risques, on
bouillonne de désirs, de révoltes, d’élan vital. Les
années défilent par dizaines sans qu’on les voie passer
[...]
Un jour, on se découvre petite chose molle, fragile et
fripée, l’oreille dure, le pas incertain, le souffle court, la
mémoire à trous, dialoguant avec son chat un dimanche
de solitude.
Cela s’appelle vieillir, et ce m’est pur scandale (Giroud,
2001, p. 9).
Définie comme différente, «inessentielle» dit Beauvoir,
la femme vieillissante perd sa vigueur, son importance, et
devient l’Autre. Autrefois présence au monde, elle est réduite
à un simulacre d’un moi plus jeune. Tout en énumérant les
clichés pour dire le corps qui a vaincu trop d’années, tout en
avouant l’emprise du temps sur l’être et l’identité, Giroud
46 CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST, 2005
résoud de combattre non ce qui ne peut pas être détourné –
l’âge chronologique – mais l’abandon de sa volonté à la
souveraineté du temps.
«Exister, pour la réalité humaine, c’est se temporaliser»
écrit Simone de Beauvoir (1970, p. 383). Le temps linéaire et les
expériences humaines exercent des changements sur le corps
et sur la perception, certes, mais pour la femme surtout, ces
changements naturels sont transformés en source de
stigmatisation et de rejet. Ainsi, les stéréotypes attribués à
l’âge chronologique et au corps flétri agissent pour perpétuer
ce que Kathleen Woodward désigne comme une double
marginalisation – fonction du genre et de l’âge. La vieillesse et
son corrélat, le vieillissement, ont préoccupé la critique
féministe désireuse de comprendre comment les femmes ont
écrit ce stade de la vie (Woodward, 1991; Ladimer, 1999). Si la
représentation de l’âge comme construction culturelle nous est
devenue chose courante, moins exploré est l’univers sensible
1
de l’âge, l’expérience du vieillissement ou de la vieillesse
perçue de l’intérieur, moins préoccupée par le regard
constructeur de l’Autre. Souvent objet, non sujet, à craindre, à
oublier et historiquement à vénérer, la vieillarde peut aussi
être écrite en tant que Sujet. Dans
Le temps de la différence
, Luce
Irigaray (1989) remarque l’absence choquante de généalogies
au féminin dans les productions culturelles de l’Occident; il
s’ensuit que sont encore relativement rares les récits qui
représentent la femme devenue un «être hors genre», être qui
ne participe plus à l’économie libidinale, c’est-à-dire
l’économie qui rend la femme dépendante du désir masculin
et de la valorisation de la maternité pour son identité et sa
survie. Pourtant, la littérature canadienne-anglaise en
particulier fournit de nombreux portraits, positifs fort
certainement, de l’âge avancé, avec le
Stone Angel
de Margaret
Laurence (1964), de nombreuses oeuvres de Carol Shields
(1992, 1993), et plus récemment le roman
The Widows
de
Suzette Mayr (1998). Par contre, les représentations souvent
pathétiques dans l’oeuvre de Simone de Beauvoir (1966) avec
La force de l’âge
«SIMULACRE D’UNE PRÉSENCE»... 47
de ce stade de la vie et qui se refusent de reproduire le
discours patriarcal dévalorisant l’âge avancé, en particulier au
féminin. À cette fin, je propose d’examiner trois récits créés
dans l’Ouest canadien ayant comme protagoniste une vieille
femme. Les nouvelles «Une veille de Noël» de Marguerite-A.
Primeau, «La route d’Altamont» de Gabrielle Roy et «Chair»
de Simone Chaput présentent des histoires de vieilles femmes
qui vivent leur vie (ou leur mort) dans le plein élan de
l’existence, toujours motivées par le désir de ressentir et de
comprendre. Ces récits de vieillesse, à intention féministe ou
non, écrits par des femmes, nuanceront notre perspective,
peuplée de stéréotypes de déchéance et de déclin, sur la perte
matérielle et identitaire associée au vieillissement. En offrant
un défi lyrique au discours dominant et une vision complexe
de la figure de la vieillarde, ces trois récits soulignent une
représentation valorisante de subjectivités possibles pour la
femme lorsque vieille.
MARGUERITE-A. PRIMEAU – «UNE VEILLE DE NOËL»
Dans son recueil de nouvelles,
Ol’ Man, Ol’ Dog et
l’enfant et autres nouvelles
publiés en 1995, Marguerite-A.
Primeau introduit des personnages ordinaires, tout à fait
anodins – des vieillards, des enfants, des immigrants –, les
types de personnages qui figurent rarement dans des oeuvres
de fiction, car ils sont soi-disant d’intérêt négligeable.
Pourtant, Marguerite-A. Primeau raconte des histoires de
courage, d’échange entre êtres dissemblables, différents,
marginaux, des êtres qui ont pu vaincre la solitude et l’oubli
pour aller à la rencontre d’un autre. Dans des récits brefs, elle
célèbre la générosité de personnages comme Ol’ Man qui, en
retrouvant son rôle ancien de professeur, comble les besoins
d’un enfant rendu solitaire par une difformité physique et une
blessure psychologique. Il lui donne le nom légendaire de «fils
de Cybèle» et devient pour lui véritable «Mère de la Terre».
Marguerite-A. Primeau accorde ainsi à ses vieillards – homme
ou femme – cette même qualité de généreux partage dont
voici un exemple:
Le vieil homme plongea ses yeux dans ceux de l’enfant
qui attendait patiemment, comme quelqu’un qui a
l’habitude d’attendre qu’autour de lui on daigne enfin
remarquer sa présence. Il prit lentement la petite main
blanche dans sa main crevassée. Un drôle de pincement
48 CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST, 2005
au coeur lui rappela brutalement que c’était la première
fois qu’il touchait un être humain depuis... oh, depuis
tant d’années... Ils restèrent tous deux ainsi, immobiles,
puis le vieillard se gratta un peu la gorge et reprit ses
explications [...] (Primeau, 1996, p. 9)
Parfaitement lucide, Ol’ Man comprend que l’élan altruiste
qui l’attire à l’enfant est teinté d’égoïsme, car il le comble par
ce contact avec la jeunesse de cette chaleur humaine dont il
avait été en si profond manque.
Ne reculant pas devant les sujets douloureux associés à
la vieillesse, Marguerite-A. Primeau assigne à Madame
Taillefer, personnage de sa nouvelle «Une veille de Noël» qui
passe ses dernières années dans un foyer pour vieillards
parmi des «étrangers», les symptômes de la maladie
d’Alzheimer, marqués par un affaiblissement des capacités
mentales. Le temps ayant perdu toute signification pour elle,
Mme Taillefer affronte seule, mais non terrifiée, le désordre
des événements passés et présents. Il est remarquable, mais
justifié par le texte, qu’elle ne vive pas sa démence comme un
traumatisme, qu’elle l’accepte tout simplement comme une
autre expérience qui en suit de nombreuses autres – heureuses
autant que malheureuses. La narratrice autodiégétique et
intradiégétique
2
révèle à la fois sa confusion et sa réalité dans
ce paragraphe d’ouverture: «J’ai quatre-vingts ans... quatre
vingt-cinq? Je ne sais pas... Miss Rose m’a dit... mais qu’est-ce
qu’elle m’a dit au juste? Et qu’est-ce que je fais dans cette
salle? Avec tous ces gens?» (Primeau, 1996, p. 61). Par ce
constat du clignotement de ses souvenirs et par ses réflexions
lucides sur son état de démence, le lecteur appréhende son
courage: «C’est vrai que je n’ai plus tout à fait ma tête. Comme
si ça s’était bloqué là-dedans. Parfois un trou de lumière perce
le brouillard. Puis, tout s’effiloche» (Primeau, 1996, p. 62).
Mme Taillefer ne reconnaît pas sa fille, nommée dans sa
mémoire «ma belle Charlotte» (Primeau, 1996, p. 61), enfant
de souvenir blonde, dans la dame aux cheveux tout gris et aux
gros seins qui lui rend visite. En faisant à son lecteur le don de
son regard «dément», la narratrice rend plus humain le
combat auquel Mme Taillefer se livre avec le temps et ses
souvenirs. Le lecteur perçoit, à travers sa focalisation, les
multiples actes quotidiens du personnel dans le foyer qui
ajoutent à son aliénation: on l’appelle
Frenchie
au lieu de
«SIMULACRE D’UNE PRÉSENCE»... 49
Madame Taillefer, on la croit québécoise quand elle vient
«d’un petit village de l’Alberta», on lui impose le spectacle
d’un Noël québécois à la télévision, pensant lui faire plaisir,
mais redoublant sa confusion. Elle croit avoir été dérobée de
ses souvenirs tout comme de ses disques de Pavarotti:
Tout disparaît brusquement. Mais où suis-je? Qu’est-ce
que je fais ici? On m’a volée [
sic
] le Noël de mon
enfance. On me l’a pris comme on m’a pris tout le reste
quand on m’a amenée ici. Je pleure, je crie, mais
personne ne vient [...] (Primeau, 1996, p. 68)
Cette existence pathétique, vidée de repères temporels, ne
fournit que le contexte pour une rencontre fatidique.
C’est précisément l’incapacité de Mme Taillefer à
clairement distinguer les événements et les personnes dans le
temps qui la prédispose à recevoir le récit de l’assistante
vietnamienne qui, lors de l’exode de son pays d’origine, est
littéralement dérobée de sa fille la veille de Noël. Dans sa
reconstruction des faits, la narratrice confond deux réalités
appartenant à des temps et à des espaces différents et accueille
le chagrin de l’autre pour le subsumer dans le sien:
Mais elle pleure, elle aussi [...] Ce que c’est triste des
larmes sur un visage qui n’a pas de rides où les cacher.
Pavarotti reçoit un gros bouquet de roses. Il s’incline.
Tout le monde est debout [...] La petite vietnamienne
s’approche. Elle pose sa tête sur mon épaule. Elle
n’essuie pas ses larmes [...] (Primeau, 1996, p. 69)
Vraisemblablement, la démence de Mme Taillefer la
prédispose à participer à l’ultime acte d’échange qui lui est
offert à la fin de la nouvelle lorsque les deux femmes, l’une
âgée, l’autre entre deux âges, réussissent à se consoler. Ainsi
trouvent-elles à se lier par le rappel, la veille de Noël, de la
perte tragique de leur moi. C’est cette rencontre, et non le sens
profond de perte, qui mène la nouvelle vers sa fin heureuse.
Consciente peut-être des exigences de la nouvelle de
faire vite et court, Marguerite-A. Primeau introduit ses
lecteurs directement dans la confusion mémorielle de
Madame Taillefer. Ce faisant, elle réussit non seulement à
donner voix à un état malheureux de la vieillesse – la perte de
la mémoire (la perte de mes moi
3
) et ainsi d’un des
fondements de l’identité – mais aussi à humaniser sa démence
50 CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST, 2005
qui, oubliée des autres et d’elle-même, sert encore, et ce, grâce
à la fonction maternante qu’elle reconnaît et qu’elle embrasse.
Elle ne valorise pas nécessairement l’âge avancé par le
caractère pathétique de ce portrait, mais toute sensibilité prête
à reconnaître et à aller à la rencontre de l’Autre.
GABRIELLE ROY – «LA ROUTE D’ALTAMONT»
Dans les récits autobiographiques de Gabrielle Roy
telles les nouvelles de
La route d’Altamont
, la vieillesse est
incarnée par la grand-mère «toute-puisssante», par Monsieur
Saint-Hilaire et par Éveline, la mère de la narratrice Christine.
Jamais chez Roy, cependant, la vieillesse est-elle pure
représentation comme elle semble l’être chez Beauvoir. Plutôt,
elle fait partie intégrante d’autres thèmes, en particulier ceux
de la mère et de la filiation, comme le montre Lori Saint-
Martin: «Avec le vieillissement vient un rapprochement avec
la mère: ressemblance physique, compréhension grandissante
de ce qu’elle a connu de peine et de joie» (Saint-Martin, 1999,
p. 123). Dans les oeuvres de Roy, la vieillesse occupe rarement
ce qu’on pourrait appeler la surface du corps. Jamais figure en
soi, pour soi seule, la femme âgée est membre d’une
communauté dans laquelle elle assume des rôles mobiles. Si
elle est âgée comme le sont Éveline et sa mère lorsqu’elles se
rencontrent dans la vieillesse mais à différents moments dans
le temps, cela est une vérité temporelle à assumer pleinement
et joyeusement avec les autres expériences de la vie. C’est la
leçon de «La route d’Altamont». Les deux femmes ont
accompli, certes, les fonctions que la société assignait à la
femme de leur époque – celles d’épouse, de mère et de
travailleuse. Cependant, arrivées à un âge mûr, elles ont pu
aller au delà de ces limites sociétales pour se distinguer par
leur créativité, tout en embrassant leur place dans le cycle des
générations. Atteindre un âge avancé devient ainsi une sorte
de libération.
L’âge des femmes chez Gabrielle Roy est une fonction
d’abord de l’«espace psychique» (Kristeva, 1993) du
personnage, de son sens de soi. Aussi la narratrice rend-elle
rarement matériel le corps vieilli et vieillissant d’Éveline, toute
définie par l’emprise de ses yeux et de son visage, de sa voix
et de ses récits. Le visage «couvert de mille rides» (Roy, 1993,
p. 19) de la grand-mère, ses mains «extrêmement habiles»
«SIMULACRE D’UNE PRÉSENCE»... 51
(Roy, 1993, p. 21), ses yeux capables de communiquer quand
la voix a disparu
4
, ceux-ci jouent le même rôle que le regard et
le visage d’Éveline dans «La route d’Altamont». Heureuse ou
lasse, jeune ou vieille, libre ou accablée, c’est le regard qui
l’annonce:
[...] Qu’est-ce qui manquait donc à notre promenade
d’aujourd’hui? Les collines? Ou peut-être plutôt le
regard? En celui de maman en tout cas, je ne vis revenir
rien de ce que j’y avais vu, au précédent voyage, de
jeune et de délivré [...] (Roy, 1993, p. 152);
et «je me tournai vers elle et lui vis un visage creusé par la
déception» (Roy, 1993, p. 151)
5
. Le corps de la mère,
métonymiquement présent par cette représentation figurative,
inscrit la vieillesse dans le récit et lui accorde une puissante
valeur euphorique.
Ce n’est pas la déchéance du corps qui préoccupe
Éveline, mais le fait qu’elle n’ait pas vu venir la vieillesse de sa
mère, qu’elle s’en aperçoive soudainement comme d’un
événement qui survient, inattendu:
Elle a vieilli, c’en est incroyable, dit maman. Je la
regardais aller et venir, et je m’en suis aperçue tout à
coup. C’est curieux: apparemment on ne saisit pas, de
jour en jour, d’année en année, que nos parents
vieillissent. Puis, soudainement on se trouve devant
l’irréparable (Roy, 1993, p. 24).
Autant notre culture persiste à lire l’âge d’abord selon les
apparences, sur le corps, autant chez Roy il est écrit ailleurs,
comme dans un lieu secret, et qui, à des moments de grande
détresse spirituelle, émerge. Les marques physiologiques de la
vieillesse résident surtout dans les yeux et le visage et parfois
dans le dos courbé par la fatigue; elles se manifestent ou se
retirent selon les états du personnage. De nombreuses fois
dans «La route d’Altamont», Christine devient la spectatrice
des transformations de sa mère tout comme Éveline l’avait été
pour sa propre mère dans la nouvelle «Ma grand-mère toutepuissante
»:
Alors, parce que sa mère avait vieilli, maman elle-même
prit un air vieux et se mit à pleurer.
Comme c’est étrange pourtant: maman, pour nous faire
voir sa vieille mère, eut besoin, sembla-t-il, de nous la
faire voir d’abord jeune (Roy, 1993, p. 25).
52 CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST, 2005
Symboliquement, ces femmes ont la capacité de faire
disparaître ou oublier les marques de l’âge selon leur rapport
aux expériences et au désir. Éveline voyage vers sa jeunesse
lorsqu’elle contemple les collines d’Altamont pendant que sa
fille qui l’observe s’étonne: «À vrai dire, je m’étonnais que,
vieille et parfois lasse, maman abritât encore des désirs qui me
paraissaient être ceux de la jeunesse» (Roy, 1993, p. 123), et
[...] En quoi pouvait-il être bon, à soixante-dix ans, de
donner main à son enfance, sur une petite colline? Et si
c’est cela la vie: retrouver son enfance, alors, à ce
moment-là, lorsque la vieillesse l’a rejointe un beau jour
[...] (Roy, 1993, p. 127)
Éveline peut donc connaître la jeunesse dans la vieillesse grâce
au pouvoir des souvenirs et de l’imagination: «cette liberté de
tout accueillir, puisque aucun choix important n’en a encore
entamé les possibilités, cette liberté infinie, parfois si
troublante, ce doit être cela la jeunesse» (Roy, 1993, p. 140).
Dans l’oeuvre royenne, l’âge chronologique ne marque la vie
que de façon accessoire, car c’est l’univers du sensible qui
définit l’individu et dont découle son identité.
Or, cette «rencontre hors du temps» (Roy, 1993, p. 37)
des filles et des mères assure la filiation de trois générations
de femmes. Pour la narratrice Christine, la vieillesse de sa
mère qu’elle observe dans un va-et-vient temporel, fonction
d’une quête intérieure à la fois très personnelle et
communautaire, représente le temps linéaire qui apportera
une finitude à cette vie et suscite la culpabilité pour l’abandon
qi viendra avec son départ. Dans l’oeuvre autobiographique
de Gabrielle Roy, la femme âgée, comme Éveline ici, travaille
à retrouver les souvenirs pour elle-même d’abord et, ce
faisant, agit en tant que sujet.
SIMONE CHAPUT – «CHAIR»
La chair, le corps décharné de la mère qui dépérit et
l’humiliation qui l’assaille, sont le sujet de la nouvelle de
Simone Chaput intitulée «Chair»
6
. Dans un geste altruiste
d’adieu à sa mère, Claire, épouse et mère ainsi que femme de
carrière, lui facilite ses derniers jours en l’accueillant chez elle
et en la soignant, grâce à un congé accordé par son employeur.
Octogénaire «plongée dans un terrible mutisme» depuis
«SIMULACRE D’UNE PRÉSENCE»... 53
qu’elle a perdu l’usage des «muscles de sa bouche et de sa
gorge» (Chaput, 2000, p. 159) et, de surcroît, de la langue,
Délia la mère se retire progressivement du monde pour
arriver au point où elle ne peut y participer que par le regard,
seul instrument de communication disponible. En narration
hétérodiégétique à focalisation limitée pour accentuer
l’intimité et l’importance presque sacrées des événements qui
se déroulent, cette nouvelle traite d’une journée tout à fait
ordinaire pendant laquelle la fille donne à sa mère un bain de
malade et lui raconte des «ragots de bureau» (Chaput, 2000,
p. 160) pour faire filer le temps, remplir le silence et taire
l’agonie. Par ses paroles, elle retient encore sa mère à la vie
bien que celle-ci soit «clouée à son lit» (Chaput, 2000, p. 165) et
qu’elle «meur[e] dans sa chair et par sa chair» (Chaput, 2000,
p. 158). Pour Julia Kristeva (1993), la dépouille est le signifiant
par excellence de l’abjection. Dans la nouvelle de Simone
Chaput, Délia, dans un état de pré-dépouille
7
(si j’ose dire),
inspire l’horreur, à elle-même et à sa fille, par le rappel et la
perte imminente de tout ce qui a été construit, traversé et
surmonté
8
pour arriver à cet état des choses.
Simone Chaput arrive à revêtir d’une subjectivité
quelconque son aïeule immobile, rongée par la maladie et
«réduite à une vieille écorce toute plissée» (Chaput, 2000,
p. 169). Elle réussit ce tour de force lorsqu’elle crée une
situation tout à fait anodine par laquelle la fille Claire fait don
à sa mère du moment de l’enfantement et, dans un coup de
théâtre qu’elle présente pour sa seule spectatrice, le spectacle
de sa «belle chaire rose». Cette ultime offrande de son propre
corps, loin d’être travestie, donne à sa mère la matérialité
qu’elle est en train de perdre et complète pour elle le cercle de
la vie. Ce mouvement est réalisé en trois temps.
D’abord, comme elle avait fait pour ses propres enfants,
Claire raconte à sa mère l’état heureux de la pré-naissance,
analogue, dit-elle, au retour après la mort:
[...] D’abord elle décrivit la perfection du monde
d’avant la naissance: la chaleur du sein, sa saumure
odorante, son silence étouffé, sa douce pénombre, et ce
bruit sans cesse répété, ce battement sourd, ce rythme
berceur [...] (Chaput, 2000, p. 164)
Dans une deuxième étape, Claire supprime son horreur
devant les ravages de la maladie et l’horreur de la mort qui
54 CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST, 2005
guette pour reconduire le corps de sa mère à la vie. Dans un
passage puissant, Délia aperçoit son corps décharné en dépit
des suprêmes efforts de sa fille de le lui cacher:
[...] Délia [...] baisse les yeux sur l’arrangement d’os qui
tremble sous la jaquette, contemple ses mains et ses
pieds squelettiques, s’émerveille de les voir si pauvres,
si démunis. Qu’en était-il devenu de la belle chair rose
qu’elle avait bichonnée et pomponnée pendant toute
une vie, de ce corps de femme plantureuse qui avait
connu la volupté des étreintes [...] (Chaput, 2000, p. 165)
Les gestes maternants de la fille envers la mère, similaires à
ceux d’une mère envers son enfant, transforment le corps
squelettique et symboliquement lui donnent chair, réanimant
les souvenirs depuis longtemps réprimés:
[...] le pauvre corps perclus de Délia fait un mouvement
pour se tendre vers elle, pour s’ouvrir à elle comme une
terre asséchée reçoit la pluie. Et sa peau s’en imbibe, la
boit, comme le nourrisson au sein de sa mère dont la
vie entière s’accroche à un bourgeon de chair [...]
(Chaput, 2000, p. 168)
Lui permettant de traverser l’abjection, cet acte d’ingurgitation
ramène Délia à l’enfance et réanime le souvenir de son être
vital: «Délia, elle, s’était trempée dans la vie, elle s’en était
barbouillé la figure, l’avait bue à grandes lampées» (Chaput,
2000, p. 168) et la laisse orgueilleuse de son avidité pour la vie.
Enfin, dans un troisième temps, une absence
momentanée de Claire pendant le bain laisse le corps de Délia
vulnérable à son propre regard et lui présente «le spectacle
ahurissant de son propre corps» (Chaput, 2000, p. 169). Les
descriptions de ce corps sont calculées pour suggérer l’horreur
ressentie tout d’abord par Délia:
[...] Mais aujourd’hui Délia peut baisser les yeux sur
l’étendue de peau qui l’a accompagnée pendant près de
quatre-vingts ans, l’enveloppe, la pelure d’un fruit, talé
maintenant, glissant inéluctablement vers la pourriture.
Ses yeux s’écarquillent à la vue de ses deux seins,
pauvres outres aplaties, leurs auréoles pâles, fanées,
deux fleurs mortes dans la terre crayeuse de sa poitrine
[...] (Chaput, 2000, p. 169)
Consciente non du corps révélé mais de sa mère l’observant,
la fille se dévêtit afin de passer au delà de l’abjection et expose
«SIMULACRE D’UNE PRÉSENCE»... 55
sa «chaire rose, saine et excessive», «les seins gonflés», «la
bedaine imposante, les hanches larges et généreuses» (Chaput,
2000, p. 171) et offre à sa mère le reflet de son corps, son image
renversée dans le temps mais dont la perte n’est nullement
tragique:
[...] elle se tient debout devant Délia, les mains sur les
hanches, pour qu’elle la contemple tout entière. Et à
travers ses larmes, Claire voit dans les yeux de sa mère
le rire ravi qui monte en elle (Chaput, 2000, p. 171).
Ce geste de la fille imite l’effet du miroir, de rendre à la mère
l’image de son propre corps «en chair», de la
ré-encharner
, et
ainsi symboliquement de la mener à compléter le cercle de la
vie. Il est dit parfois que le vieillissement est le refus du
narcissisme en faveur du plaisir, du bonheur de l’observation.
Dans le récit de Simone Chaput cependant, grâce à l’effet du
miroir, la mère peut enfin se diriger vers l’état qui précède la
formation du Sujet. Ainsi l’être peut-il composer avec la
finitude de l’existence.
CONCLUSION: «SIMULACRE D’UNE PRÉSENCE»
Pour l’homme comme pour la femme, se percevoir en
train de vieillir rappelle inéluctablement la précarité de
l’existence et ramène à la mémoire le tabou supprimé – la
mort. Traditionnellement, et souvent encore aujourd’hui,
valorisées pour leur apparence, les femmes ressentent plus
consciemment le regard de l’autre qui surveille leur corps
ainsi que les discours désobligeants qui deviennent
progressivement nombreux et osés avec les années. Une
critique qui construit une contre-lecture de textes représentant
la vieillesse est une critique qui met en valeur autant les
marqueurs textuels que les marqueurs contextuels; c’est une
critique qui permet d’aller au delà de la représentation. Les
récits examinés montrent des femmes âgées qui font toutes
face à la vieillesse avec une certaine sérénité, et ce, en dépit de
leur souffrance, de leur maladie et de l’affaiblissement de
leurs facultés, du dépérissement de leur enveloppe, de cette
«pelure» du corps. En racontant leurs histoires, Marguerite-A.
Primeau, Gabrielle Roy et Simone Chaput ont montré des
sujets-femmes nourris d’une vie intérieure profonde et des
membres de communautés féminines chaleureuses. Chacune
surmonte l’accablement du corps qui les abandonne petit à
56 CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST, 2005
petit et chacune est capable de recevoir le don que lui offre
l’Autre. En donnant accès à l’univers du sensible, elles
refusent de montrer le simulacre d’une vie culturellement
définie et expriment, chacune à sa façon, la présence
victorieuse de ces femmes dans le monde lorsqu’elles sont sur
le point de le quitter.
NOTES
1. J’emprunte le terme à Éric Landowski qui, dans «Quand voir,
c’est faire», plaide pour une stratégie de lecture de l’image qui
passe «de l’univers du visible à celui
du sensible
, de la surface du
papier au grain de la peau, de la “représentation” à la
“présence” – de l’abstraction schématisante au semblant du
vivant. Et bien souvent [...] ce sont avant tout les yeux, ou mieux,
c’est le regard, mis en image, qui, conjugué à d’autres
agencements scénographiques, réussit à produire ce miracle:
le
simulacre d’une présence
» (Landowski, 1997, p. 157-158; nous
soulignons).
2. À la fin de la nouvelle, Marguerite-A. Primeau introduit une
phrase provenant d’une voix vraisemblablement externe
(hétérodiégétique) qui marque un changement de niveau
narratif et qui ferait du récit interne de Madame Taillefer un récit
enchâssé. Le récit enchâssant (la phrase ultime) fonctionne non
pour créer un autre niveau narratif mais pour souligner l’esprit
de communion et de communication non verbale de la scène
finale.
3. Je dois ce jeu de mots à Lise Gaboury-Diallo.
4. Vers la fin de la vie de la grand-mère, Christine cherche à établir
le contact à travers les yeux et au delà des rides et autres signes
d’affaiblissement: «Ils étaient d’un brun vivant, beaux encore, et
ils semblaient m’appeler à venir plus près d’elle. Je pense que
c’est à ce moment que j’ai fini par comprendre que ce devait être
là ma vraie grand-mère après tout» (Roy, 1993, p. 34).
5. Voir Lori Saint-Martin (1999, p. 141-143) pour une analyse
complète.
6. Une première version de cette nouvelle avait été publiée dans les
Cahiers franco-canadiens de l’Ouest
«SIMULACRE D’UNE PRÉSENCE»... 57
comme rejet des expériences passées réprimées: «Kristeva’s
abjection designates those substances or images that inspire
repulsion because they remind us of all that has been
transcended and repressed in the formation of the individual
subject and the ordered society, including our physical origins in
the maternal womb, and the inexorable materiality of the body
signified by the involuntary discharge of waste products»
(Holmes, 1999, p. 431).
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7. «Était-il vraiment possible que sous sa peau fraîche de jeune
épouse, de jeune maman, se soient tapies ces hardes, cette
dépouille?» (Chaput, 2000, p. 165).
8. Dans son essai «Colette, Beauvoir and the Change of Life»,
Diane Holmes explique la notion kristévienne de dépouille
renforcent les stéréotypes dans la littérature
française.
Il est doublement important donc de faire connaître les
récits de vieillesse, des récits qui explorent toutes les facettes